Le Monde : Qui contrôlera demain Internet ?
Le Monde : Qui contrôlera demain Internet ?
Le nombre de données personnelles stockées sur Internet va se multiplier. L'expert Bernard Benhamou appelle à une gestion plus transparente du réseau mondial. Entretien.
propos receuillis par Stéphane Foucart LE MONDE | 31.03.07 |
Le coeur du réseau Internet est toujours sous la tutelle du gouvernement américain. Les pays émergents, notamment la Chine, vivier des futurs internautes, vont-ils se satisfaire de cette situation ?
A l'évidence, non ! Des tensions diplomatiques existent entre les Etats-Unis et le reste du monde depuis 1998, date de création de l'Icann, la société californienne qui gère le "DNS", l'annuaire universel qui assure le fonctionnement de l'Internet. L'administration Clinton avait prévu de donner son indépendance à l'Icann, mais l'essor politique et économique de l'Internet a fait reculer le gouvernement américain. Celui-ci résume désormais sa position en ces termes : "Internet est le moteur de notre croissance et nous ne permettrons pas qu'il soit pris en otage pour des raisons politiques."
Au sommet des Nations unies sur la société de l'information en 2005, les Etats-Unis ont refusé catégoriquement toute forme de gouvernance multilatérale du Réseau. Pour eux, revenir sur ces questions relève désormais du casus belli.
Peut-on imaginer la création de systèmes alternatifs à celui contrôlé par les Américains ?
Cette tentation existe déjà. La Chine a essayé à plusieurs reprises, de s'éloigner des standards techniques de l'Internet. Ces tentatives auraient pu aboutir à la fragmentation ou à la balkanisation du réseau, c'est-à-dire la formation d'"îlots" peu connectés entre eux. Mais la Chine peut-elle encore se permettre de créer un Réseau incompatible avec le reste du monde ? Elle a besoin des innovations de l'Ouest pour alimenter une croissance qui est devenue cruciale pour la survie politique du régime. Si l'Iran a décidé récemment de réduire le débit des accès Internet de ses citoyens afin de freiner les échanges avec l'Occident, de telles mesures ne pourraient plus être adoptées en Chine.
Si la "sécession" technique est improbable, comment la Chine peut-elle s'émanciper du contrôle américain ?
En renforçant son contrôle sur le réseau par d'autres mesures techniques. L'Internet repose en effet sur un assemblage de technologies qu'il peut être tentant de modifier pour des motifs politiques ou économiques. Ainsi les autorités chinoises, soucieuses de mieux contrôler les connexions sans fil sur leur territoire, ont demandé à des industriels américains de modifier les technologies Wi-Fi afin qu'en temps réel le ministère de l'intérieur chinois soit informé de l'identité des personnes connectées. Les industriels américains n'ont pas accédé à la demande des autorités chinoises. Si tel avait été le cas, cette technologie développée à des fins "politiques" aurait pu être exportée vers l'ensemble de la planète. L'important n'est donc plus de savoir si l'Internet peut menacer le régime chinois, mais bien de savoir si la Chine aura un rôle déstabilisateur sur l'architecture et les valeurs de l'Internet dans le reste du monde.
Quels pourraient être les autres risques liés aux évolutions de l'Internet ?
Si le premier milliard d'internautes s'est connecté au Réseau par le biais des ordinateurs, le deuxième milliard sera connecté à Internet par le biais de toutes sortes d'objets, qu'il s'agisse des produits alimentaires, des vêtements ou des livres... à mesure que les codes-barres présents sur les objets manufacturés seront remplacés par des puces sans contact (ou puces RFID, comme la puce qui équipe la carte Navigo des Franciliens).
Le consortium mondial de gestion des codes-barres, EPC Global, a choisi un système qui permettra à terme de stocker sur Internet toutes les informations relatives à la vie de ces objets (lieu de fabrication, acheminement, contrôles effectués, etc.). Ce changement vers un "Internet des objets" sera effectué pour des raisons logistiques, d'économie et de traçabilité. Cela générera d'importantes économies pour les distributeurs.
Qui contrôlera ce nouvel "Internet des objets" ?
Nous en revenons à la même situation qu'avec l'Internet actuel, centralisé aux Etats-Unis. Une technologie nommée Object Naming Service (ONS) sera pour l'"Internet des objets" ce que le DNS est à l'Internet actuel. C'est là encore VeriSign, société sous contrat avec le département américain de la défense, qui est le gestionnaire ultime de cette grande carte d'aiguillage des objets connectés à l'Internet... Cette nouvelle architecture centralisée rendra encore plus sensible le contrôle que les Etats-Unis exercent sur l'Internet. En effet, s'il devient possible de connaître les mouvements de tous les objets et personnes sur l'ensemble de la planète, le gouvernement qui contrôlera ce système détiendra un pouvoir qu'aucun gouvernement n'a jusqu'ici rêvé de posséder. Le premier droit des citoyens devra être celui de désactiver s'ils le souhaitent ces dispositifs ; il conviendra d'établir un droit au "silence des puces".
Un nouveau mode de gouvernance de l'Internet doit-il être inventé ?
Il faut instaurer une transparence du mode de gouvernance qui n'a jamais existé pour l'Internet "traditionnel". Il revient à l'ensemble des citoyens - en particulier dans les pays démocratiques - d'éviter que cette évolution ne corresponde à la mise en place de Big Brother. Pour cela, il faut créer le débat sur l'avenir de nos sociétés face à ces mutations. Les responsables politiques n'en ont pas encore mesuré les enjeux...
Propos recueillis par Stéphane Foucart
LEXIQUE
DNS (DOMAIN NAME SYSTEM).
Ce système fait correspondre les adresses (de type http://www.lemonde.fr) aux adresses IP (Internet Protocol) correspondantes (de type 123.45.678.9). La copie de référence de cet annuaire essentiel au fonctionnement du Réseau est conservée sur un ordinateur (le "serveur racine") situé dans l'Etat de Virginie, aux Etats-Unis, sous l'autorité administrative de l'Icann(Internet Corporation for Assigned Names and Numbers).
ICANN.
Cette société de droit californien à but non lucratif gère le DNS. Elle est placée sous la tutelle du département américain du commerce, qui a un droit de veto sur toutes ses décisions.
VERISIGN.
Cette entreprise, sous contrat avec l'Icann, est l'opérateur technique chargé du bon fonctionnement du "serveur racine" de référence. VeriSign est également investie de la gestion des extensions ".com" et ".net".
SUR INTERNET
Internet et Souveraineté : la gouvernance de la société de l'information (Bernard Benhamou et Laurent Sorbier, Politique étrangère, automne 2006).
Site de l'organisme intergouvernemental Forum pour la gouvernance d'Internet (Internet Governance Forum, IGF).
Article paru dans l'édition du 01.04.07
Internet et Gouvernance Politique
samedi 31 mars 2007